"Des fadas en pleine forme"
Le groupe de rastas occitans Massilia Sound System
part sur les routes avec, pour tout bagage, son dernier album, conçu
sous le signe de la maturité.
[Marseille (Bouches-du-Rhône), envoyé spécial]
La fête, le rire sont leur domaine. Ils adorent
offrir leur énergie à leur public, qui transpire et
réfléchit d'autant mieux à chaque rendez-vous.
Ainsi, quand il s'agit de vanter leur dernier album, nommé
Occitanista (clin d'oil au Sandinista des rockers militants Clash)
dans leur ville de naissance, Massilia Sound System ne change pas
les habitudes, et baptise le nouveau-né au pastaga et à
la sueur. Sur la Canebière, on trouve des tracts qui promettent
" des lots et des surprises ", et le nouveau disque en
fond sonore. Dans les bars avoisinant Notre-Dame-du-Mont, on vous
indique le chemin dès qu'on vous voit entrer, le " flyer
" à la main " C'est par là. Ça fait
une heure qu'ils ont commencé. " Sur place, jubilation
: la " surprise " est une kermesse d'enfants sans complexe.
ersonne ne se toise, tout le monde parle et se marre franchement.
Agrippés au bassin en plastique, une foule
de cannes en bois cerclées de fer se disputent une "
pêche miraculeuse " de canards en plastique creux. Plus
loin, une blondinette pugnace provoque l'assistance à une
partie de bras de fer. Un géant brun fend la foule, relève
le défi sous une pluie de rigolades. Générosité
marseillaise : on joue la comédie pour faire rire l'assemblée.
Sur le stand d'en face, la violence grimpe d'un ton : on y massacre
des boîtes de conserve à l'effigie des Massilia, avec
des balles de tennis. Mais que fait la police ? Le bar du coin,
El Ache de Cuba, offre tournée sur tournée de pastis.
Une planche et deux tréteaux près de la piste de danse
font office de comptoir. L'âge moyen du public ne dépasse
pas vingt ans. Dans l'assemblée, tous les mégots ne
sont pas catholiques - Massilia joue le reggae, ses fans respectent
le rite. Des haut-parleurs diffusent le titre, Toute petite danse
: le son riche adoucit la foule. Dans un coin, Gari, le tondu de
Massilia, discute avec un ado membre de l'asso Chourmo. L'asso Chourmo,
c'est le collectif de fans de Massilia. Actifs, ils organisent les
structures conviviales auxquelles le groupe participe.
Depuis trois ans, pas de disque. Pour certains,
le temps se faisait méchant. Véro, dix-neuf ans, attend
son tour au jeu de massacre. Elle guettait cette fête depuis
longtemps : " J'ai écouté le disque comme on
accueille un vieil ami. On voit les petits changements de l'absence,
il nous ramène des tas de bons souvenirs. " Si Massilia
compte pour les gens de Marseille, c'est qu'il lutte, entre Raimu,
Pagnol et Guédiguian pour qu'on reconnaisse cette ville,
longtemps décriée, à la mesure de sa valeur.
Claudi Sicre est chanteur des félibriges
Fabulous Trobadors. Il décrit les débuts de ses collègues
phocéens : " C'est un groupe de Marseillais devenus
troubadours à force de travail et de talent. Dans leur
jeunesse, traînant au Panier, ils rencontrèrent Jo
Corbeau, légendaire griot arménien, ami personnel
de Bob Marley, qui les initia au folklore jamaïco-marseillais.
Ils montèrent leur groupe quand finissait la première
moitié des années quatre-vingt. " Les deux Toulousains
des Fabulous Trobadors, Claude Sicre et Ange B., coopèrent
avec Massilia depuis 1987, date où leur notoriété
grimpante franchit le Lubéron. Les uns et les autres entretiennent,
avec Bernard Lubat et d'autres, la " lignha Imaginot ",
frontière farfelue Marseille-Toulouse-Uzeste inventée
par et pour ces zélateurs du regretté poète
occitan, Felix Marcel Castan.
Le succès en 1993 du tube Mais qu'elle est bleue va les aider
dans la reconnaissance de cette idée. Depuis, ils ont fait
des émules. Aujourd'hui, grâce à leur exemple,
de nombreux groupes, de la Bretagne au Midi-Pyrénées,
se disent que la montée à Paris n'est pas indispensable.
Et méditent la leçon de leurs aînés.
Le dernier album de Massilia a été
enregistré en un an. Autant dire qu'ils ont pris le temps
de le parfaire. Les deux ans de tournées avaient permis au
groupe de revenir sur le travail passé, et d'explorer de
nouvelles voies. Gari, l'un des membres, se souvient : " Septembre
2001. San Paolo, Brésil. On vient de terminer la tournée
précédente. Presque deux ans, plus d'une centaine
de dates. On est dans la loge avec Lenin, le chanteur brésilien.
Je pense à tous ces moments, toutes ces rencontres. Je pense
au fan-club
qui nous supporte à fond. C'est le moment, on le sait. "
Des projets, échafaudés en tournée, bouillonnent,
demandent à voir le jour. Retour en Europe, dans leur studio
de La Ciotat, entourés de la nébuleuse musicale qui
les accompagne, j'ai nommé la Phocéenne de Dub. Ils
réalisent qu'ils ont besoin d'un puissant percussionniste.
Ce sera M. Jam, croisé au Brésil, qui s'investit dans
les influences esthétiques : Le Rub a Dub que joue Massilia
mise beaucoup sur la danse et le rythme. L'influence de ce percussionniste
ne sera pas anodine dans le tour que prendra l'orchestration. Puis
vient le temps de choisir : On enregistre, on coupe, on mixe. "
Trois mille choix par jour, tu fixes ta chanson comme elle sera
écoutée par l'auditeur, faut pas se tromper. "
Il y a eu un clash avec la maison de disques : leur contrat chez
World Village est rompu. Leur nouveau disque sortira chez Wagram.
Dès la première écoute, une
évidence : Occitanista est le disque de la maturité
de Massilia. Germé au Brésil, il réunit des
musiciens d'Europe, d'Afrique et d'Amérique. Pour cela, il
est sensiblement détaché des codes qui font la "
marque de fabrique " Massilia, ce qui fait qu'on reconnaît
dans la seconde un de leur titres, dès qu'on l'entend. Le
phrasé des chanteurs se permet ici un quart de temps de décalage,
là un silence ou une mimique vocale.
Un indice de cette distance : leur manière
d'aborder leurs deux marottes, le folklore occitan, et la politique.
Riche en instantanés de la vie du Sud, Occitanista ne prend
pas pour autant la pose revendicatrice : il raconte la joie d'être
marseillais au quotidien. Il la transmet d'autant plus facilement
qu'il le fait sans emportement. Leur engagement sur les questions
de politique locale ou bien mondiale a toujours été
manifeste. Depuis le début de leur carrière, ils commentent
l'arbitraire des papiers d'identité, le centralisme parisien.
Ici encore, ils reviennent sur le refus, qu'ils estiment légitime,
des pays du tiers-monde à rembourser leur dette ou le fétichisme
de la marchandise. Le précédent album démontrait,
démontait
franco. Le nouveau se fait moins lourd, plus rigolard et allusif
: Ainsi, par exemple, on entend entre deux chansons le message d'un
fan, enregistré sur répondeur : " J'ai un problème
: je cherche des produits dérivés Massilia, des casquettes,
des T-shirts, j'en trouve pas. C'est pas normal. " Le tout
sobrement, sans commentaire. Les " fadas " jugent plus
efficace d'évoquer l'émotion des amants, la "
bête à deux têtes ", l'émotion des
gens d'un même quartier, qui se découvrent des atomes
crochus au cours d'un repas collectif. Visiblement, les Massilia
montent moins au créneau. Peut-être estiment-ils aujourd'hui
mieux servir leurs cause en s'inspirant du bon temps qu'ils passent
entre amis.
Gaël Villeneuve, le 22 Novembre 2002, pour l'Humanité
Nouvel album : Occitanista, Wagram, 2002